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Gropius Bau / Hella Jongerius, VG Bild-Kunst 2021, photo: Laura Fiorio

Dans l’exposition « Tisser le cosmos » au Gropius Bau à Berlin (29 avril – 15 août 2021), l’artiste néerlandaise Hella Jongerius explore la signification culturelle du tissage au-delà des matériaux et de la technique et la lie aux défis de notre temps, tels que la production durable, la responsabilité sociale et la spiritualité.

Les recherches de l’artiste et designer Hella Jongerius sur les anciennes technologies culturelles et son intérêt pour le textile au cours des 25 dernières années l’ont menée à explorer les thèmes de responsabilité écologique et durabilité. L’exposition ‘Tisser le cosmos’ (Kosmos weben), imaginée en collaboration avec son studio de design Jongeriuslab, reflète le résultat de ces questionnements.
En novembre 2020, l’artiste a déplacé son studio au Gropius Bau, intégrant par ce biais son processus de création artistique au lieu où elle se trouve.
« Ce qui est beau, c’est qu’elle n’est pas juste un esprit artistique ou une designer qui pense à des projets finis et fermés, mais elle se concentre vraiment sur le processus, l’apprentissage, la recherche et l’aspect de communauté », explique la curatrice Clara Meister.
Dancing a Yarn, Gropius Bau / Hella Jongerius, VG Bild-Kunst 2021, photo: Laura Fiorio
Certaines pièces de l’exposition sont en effet interactives. C’est notamment le cas de Dancing a Yarn. Les visiteurs sont conviés à activer les machines et outils développés spécialement par le Jongeriuslab afin de tisser une corde de manière collaborative. La démarche fait écho aux pratiques anciennes, avant l’industrialisation, quand la production textile était enracinée dans les structures sociales. Les gens travaillaient à plusieurs mains sur un même produit, lequel était imprégné d’histoires et de conversations. On croyait également au pouvoir guérisseur de l’artisanat collectif, amenant un aspect spirituel à cette technique. 
« Peut-être que chacun de nous est un fil et que nous tissons ensemble une image de notre société », raconte Clara Meister.
Les cordes tissées par les visiteurs sont ensuite assemblées en échelles, qui seront à leur tour placées sur l’extérieur du bâtiment du Gropius Bau, bouclant la boucle selon la curatrice :
« Pour nous, c’était primordial que l’institution se connecte aussi avec l’extérieur ».

Qu’est-ce que les thématiques abordées par l’exposition ont suscité ? Pour y répondre, des visiteurs ont partagé avec nous leurs impressions. Les voici reprises sous forme de conversation.

Özgül Demiralp : Comment concevoir un avenir durable grâce à l’artisanat traditionnel ?
Clara Meister (curatrice) : Tous les textiles présentés dans l’exposition sont des restes de ses propres pièces industrielles, des matériaux qui ne pouvaient plus être utilisés, qui ont à présent trouvé une forme autre. Il est très important, en tant que designer industrielle, de considérer ce qui se passe avec le matériel créé. Jongerius et son équipe ont développé un métier à tisser pour une production  en 3D. Ils y travaillent tous les jours au Gropius Bau et poursuivent leurs recherches. Pliable Architecture traite du potentiel innovateur du tissage et de la durabilité. Elle utilise des bandes photovoltaïques et des fils conducteurs d’énergie, pour les activer et mettre ces structures en mouvement. L’idée est non seulement de ramener des matériaux usés dans le cycle de production, mais également de penser à comment le tissage en soi peut être une technique qui favorise la durabilité et crée de l’énergie. 
Pliable Architecture, Gropius Bau / Hella Jongerius, VG Bild-Kunst 2021, photo: Laura Fiorio
Emilie Langlade (journaliste et co-fondatrice du Positive Lab) : Si tu retournes à l’aspect un peu artisanal du tissage, tu peux être dans l’innovation. Ce que j’ai trouvé très fort de sa part, c’est d’aller vers le tissage en 3D, d’aller vers le tissage de matériaux recyclés, d’aller vers le tissage de cellules photovoltaïques. C’est de l’innovation technologique pure. Sa façon de tisser ces formes qui pourraient par exemple devenir des cloisons d’habitations qui pourraient être utilisées dans l’architecture, alors que tu te bases sur une technique ancienne. Elle l’a fait évoluer de façon durable, elle ne passe pas par des machines de guerre. On connaît les métiers à tisser de l’industrie textile aujourd’hui, c’est horriblement efficace. Ici, nous revenons en fait à ce côté imparfait du travail artisanal dans une exploration qui va nous amener vers le futur. C’est une démarche durable. On ne va pas jeter nos savoirs anciens, mais se les ré-approprier. 
Pliable Architecture, Gropius Bau / Hella Jongerius, VG Bild-Kunst 2021, photo: Laura Fiorio
Shirley Collet (fondatrice de l’Agence Paris Berlin et coach de vie minimaliste) : Cette démarche résonne complètement en moi parce que dans la nature il n’y a pas de déchets. Sur un bois mort, des champignons vont s’installer, des parasites vont pouvoir se nourrir, qu’il s’agisse de termites, de fourmis, etc. Tout se recycle et nous sommes passés à côté de cela. Il est nécessaire de retourner à cet écosystème et de retrouver  cet état vertueux pour arrêter de pomper des ressources qui ne sont pas éternelles. Nous devons prendre conscience que ce qui est jeté a une valeur et en être responsable. Au-delà aussi des matériaux qu’elle utilise, il y a ce mur génial couvert d’énormes plastiques blancs et cette belle corde noire qui entrelace tout cela. Cette oeuvre – qui est monumentale – a un côté majestueux. Elle nous met notre consommation de plastique en pleine figure. On voit bien qu’il s’agitt d’un plastique commun, d’emballage que l’on retrouve partout. 
Woven Systems, Gropius Bau / Hella Jongerius, VG Bild-Kunst 2021, photo: Laura Fiorio
Özgül Demiralp : Hella Jongerius utilise le tissage comme symbole pour réfléchir aux systèmes, aux couches et aux connexions. Qu’est-ce que cela évoque pour vous ?
Fanny Herbin (enseignante) : Je tisse des bracelets brésiliens depuis que je suis toute petite mais la technique est très individuelle, parce que c’est plus petit. Je n’avais jamais réfléchi à de plus grands tissages, donc c’était intéressant de se dire qu’à l’époque on tissait tous ensemble sur une grande machine, que ce n’était pas industrialisé. Réaliser cela m’a rendue un peu triste. Avant, le tissage était un acte collectif, maintenant c’est industrialisé. Il y a peut-être moins de place pour la folie ou la créativité. 
Emilie Langlade : Le tissage m’a ramenée à mon enfance, parce que ma mère tissait. Elle avait un grand métier à tisser en bois de deux mètres. J’adore ce côté artisanal, un art traditionnel que les femmes ont beaucoup perpétué. Il y a quelque chose de très minutieux dans cet artisanat, de très méditatif et de très mécanique. J’apprécie cet usage d’une grosse mécanique – un métier à tisser c’est gros, ça fait du bruit, il y a du bois et des clapets, c’est quand même une machine – par des femmes pour créer des oeuvres d’art. Le tissage  m’a connectée au savoir ancestral des femmes, à leur utilisation du lien. 
Shirley Collet : Toute la symbolique du tissage, c’est le lien, le collectif. Un fil en soi ne fait rien. En revanche, un fil tissé avec d’autres fait sens, parce qu’il forme un motif, est plus résistant, visible. 
Özgül Demiralp : L’artiste interroge la hiérarchie créée par l’homme et notre position envers les animaux, notamment dans l’installation Angry Animals.
Angry Animals, Gropius Bau / Hella Jongerius, VG Bild-Kunst 2021, photo: Laura Fiorio
Shirley Collet : Cette œuvre est très puissante, et le titre très fort aussi. Il y a une vraie beauté dans ces objets. J’étais impressionnée par sa technique de glaçage des sculptures, ces têtes fascinent – on y voit une expression de crispation, de colère. Les animaux peuvent être en colère, comme tout le vivant. 
Clara Meister : Helle Jongerius a souvent travaillé avec des animaux, et a toujours dit qu’ils sont gentils et doux, mais ces sculptures ont fini par être très en colère. Elle critique et questionne, dans un grand nombre de ses oeuvres, la hiérarchie créée par l’homme et  la façon dont on utilise ces êtres vivants – d’où la colère. Quand on regarde leur visage, on réalise vraiment les sentiments qu’ils ont envers nous, les humains.
Angry Animals, Gropius Bau / Hella Jongerius, VG Bild-Kunst 2021, photo: Laura Fiorio
Emilie Langlade : Hella Jongerius invite les personnes à sortir des systèmes de hiérarchisation, et à arrêter de penser que l’être humain se positionne au-dessus du règne animal, au-dessus du règne végétal. On respecte le vivant, on sort d’un système de domination d’une partie sur une autre, ou d’un système binaire, avec l’homme supérieur à la nature, l’homme supérieur à la femme. J’ai trouvé ces animaux criants d’émotion. C’est fort de provoquer cela à travers des objets, afin de rappeler comment prendre soin du vivant. 
Fanny Herbin : L’artiste ne veut pas créer d’échelles entre les hommes et les femmes, les objets, les plantes, les animaux, les éléments peut-être. Avec ces sculptures, d’après moi, elle dénonce ce que l’on fait aux animaux dans la plupart des cultures qui les tuent et les mangent. J’ai été très touchée. Je suis végétarienne, et j’essaie d’être végane le plus possible mais ce n’est pas toujours facile. J’y réfléchis beaucoup et j’en parle très souvent à table avec des ami·e·s. J’ai trouvé que c’était une belle installation. 
 
Özgül Demiralp : Hella Jongerius explore aussi la fonction guérisseuse que les objets peuvent avoir. 
Gropius Bau / Hella Jongerius, VG Bild-Kunst 2021, photo: Laura Fiorio
Fanny Herbin, enseignante : Dans son oeuvre Guardian Dolls, elle fait référence au lien entre les humains et les objets, et le confort qu’ils peuvent apporter. L’aspect guérisseur m’a fait sourire. J’ai 25 ans,  j’ai toujours la peluche que j’ai reçue à ma naissance. Mon fiancé trouve cela ridicule. Elle est horrible et ressemble vraiment à une amulette de sorcière, mais c’est un objet que j’utilise quand je suis malade. Je me suis dit que c’est vrai que l’on porte beaucoup de vertu et d’importance à certains objets. 
Emilie Langlade : Pour moi la fonction guérisseuse consiste vraiment à rendre visible le lien. Quand tu vois toutes ces cordes tissées, ces tresses, c’est vraiment beau. On découvre l’harmonie ensemble, on sent qu’un tout seul ne fait rien. Une corde tissée est tellement multiple, tellement différente. De par ses formes, elle est beaucoup plus riche, et j’ose espérer que c’est ça la guérison à travers le lien. Se situer, se repositionner dans le système, dans un système plus grand que soi peut aussi être un élément de guérison. Retoucher la globalité des éléments autour de nous, de ce cosmos, de cet univers, de cette planète. 
Woven Window, Gropius Bau / Hella Jongerius, VG Bild-Kunst 2021, photo: Laura Fiorio
Özgül Demiralp : Quel futur l’artiste tisse-t-elle ?
Emilie Langlade : Je rêverais de plus d’artistes et de designers comme Hella Jongerius qui invitent l’industrie à changer. Elle propose une démarche dans la durabilité, dans l’utilisation des matériaux usés, et met en avant un cycle de recyclage. Elle intègre l’économie circulaire à l’innovation technologique, mais avec cette aspect esthétique aussi, et utile. Je me dis c’est la jonction de l’art, de l’innovation, du symbolique et de l’utile. Le tout en s’inscrivant dans un cycle de recyclage, c’est fantastique. C’est ça l’avenir. J’aimerais beaucoup que l’industrie puisse s’en inspirer, et je trouve que c’est révolutionnaire. Je pense qu’elle est pionnière dans sa démarche. 
Woven Windows & Frog Table, Gropius Bau / Hella Jongerius, VG Bild-Kunst 2021, photo: Laura Fiorio
Fanny Herbin : J’espère que les personnes de mon âge ou les plus jeunes se rendent compte à quel point l’environnement est important, et que l’on a une seule planète. J’ai peu d’espoir pour la lune et mars donc il est très important de préserver la terre et de voir les éléments, comme l’artiste le disait, comme des égaux. L’homme ne se situe pas forcément tout en haut. 
 
Certains propos ont été édités ou raccourcis par souci de clarté.

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