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Deborah Madsen, professeure ordinaire de littérature et civilisation américaine à l’Université de Genève et experte en écoféminisme
Deborah Madsen, professeure ordinaire de littérature et civilisation américaine à l’Université de Genève et experte en écoféminisme

Deborah Madsen, professeure ordinaire de littérature et civilisation américaine à l’Université de Genève et experte en écoféminisme.                            © Guillaume Megevand


L’écoféminisme, un mouvement de convergence des luttes, est plus qu’une simple juxtaposition de l’écologie et du féminisme. Le terme existe depuis près de 50 ans et s’attaque aux causes structurelles de systèmes de domination afin de résoudre la crise écologique et mettre fin aux oppressions sexistes. Ce mouvement, qui a connu un regain d’intérêt ces dernières années, vise à offrir des solutions constructives et s’inscrit aujourd’hui pleinement dans l’actualité.

« Le drame écologique découle directement de l’origine du système patriarcal »

écrit l’intellectuelle et militante française Françoise d’Eaubonne dans Le féminisme ou la mort en 1974. Cette pionnière du mouvement féministe est la première à inaugurer le terme d’écoféminisme, ce néologisme qui désigne un dénominateur commun à l’oppression des femmes et l’exploitation de la nature, qu’est le capitalisme patriarcal.
D’après Deborah Madsen, professeure ordinaire de littérature et civilisation américaine à l’Université de Genève et experte du domaine, ce courant est « une optique, une manière d’analyser les relations de pouvoir dans le monde et la façon dont ces relations sont genrées, afin d’incorporer chaque aspect de l’environnement, ou de l’omnisphère ».
« C’est tout un éventail d’interprétations différentes de la perception que les femmes et l’environnement sont exploités, attaqués et agressés à travers les mêmes mécanismes qui articulent le patriarcat ou la violence masculiniste », explique-t-elle.
Du Pentagone au Greenham Common : ces écoféministes qui montent au front 
Bien que le terme soit né sous la plume d’Eaubonne, le mouvement prend surtout son essor aux États-Unis, lors d’une prise de conscience environnementale sous la menace nucléaire. La première grande manifestation écoféministe est le Women’s Pentagon Action qui a lieu en novembre 1980. Plusieurs milliers de femmes marchent alors à travers le cimetière militaire d’Arlington et forment un cercle autour du Pentagone, en scandant « Take the toys away from the boys » (« Enlevez les jouets des garçons »). Deborah Madsen postule que ces femmes étaient très explicites au sujet de leurs motivations écoféministes :
« Il y avait une opposition très nette entre ces femmes et ce complexe militaro-industriel. C’était la première et peut-être la plus importante des manifestations écoféministes ».
Women’s Pentagon Action, Arlington,17 novembre 1980
Une autre action écoféministe majeure est le Camp de femmes pour la paix de Greenham Common, un campement de protestation pacifiste et de désobéissance civile contre l’installation de missiles nucléaires sur la base Royal Air Force dans le Berkshire, qui a tenu pendant presque deux décennies, entre 1981 et 2000, année de son démantèlement définitif. Encore une fois, des images fortes sont au rendez-vous, comme le 12 décembre 1981, lorsqu’environ 30,000 femmes se tiennent la main et forment une chaîne humaine sur le site de la base militaire. « Elles ont maintenu cette manifestation contre toutes sortes d’opposition et intervention par les autorités, et elles ont réussi. », explique Deborah Madsen.

La manifestation des femmes de Greenham Common, 12 décembre 1982 © Copyright ceridwen 

 

Aujourd’hui, l’un des milieux dans lequel l’écoféminisme est peut-être le plus actif est celui de l’activisme indigène.
« À l’échelle mondiale, mais plus particulièrement en Amérique du Nord, la convergence des violences contre les femmes indigènes et l’environnement a fait l’actualité, notamment dans le cadre de l’opposition contre l’industrie des combustibles fossiles et la construction d’oléoducs – un mouvement largement mené par les femmes », raconte Deborah Madsen.
Les femmes indigènes semblent en effet être en première ligne du combat contre la crise climatique. En 2019, la jeune militante écologiste de la Première Nation Wiikwemkoong, Autumn Peltier, s’adresse à des centaines de personnes au siège social de l’Organisation des Nations Unies (ONU), où elle proclame cette phrase marquante:

« On ne peut pas manger de l’argent, on ne peut pas boire du pétrole ».

Un autre exemple notoire d’activisme autochtone est celui de Josephine Mandamin, une grand-mère d’origine anichinabée, qui a parcouru environ 25,000 km à pied autour des rives des Grands Lacs d’Amérique du Nord en portant un seau d’eau, afin de sensibiliser la population à la pollution des eaux.

Autumn Peltier lors de son discours au Global Landscapes Forum à l’ONU, 28 septembre 2019

Les femmes sont-elles les premières victimes du changement climatique ? 
D’après l’ONU, les femmes sont exposées « de manière disproportionnée » aux conséquences des catastrophes environnementales. Par exemple, les sécheresses, inondations et tempêtes tuent plus de femmes que d’hommes à cause des inégalités structurelles entre les sexes. Selon l’UNESCO, les femmes et les enfants ont 14 fois plus de chances de mourir au cours d’une catastrophe que les hommes. Lors du tsunami de 2004, dans une province d’Indonésie, plus de 70 pour cent des personnes qui ont perdu la vie dans étaient des femmes. De plus, les catastrophes naturelles augmentent sensiblement les risque de viol et autres violences sexuelles et impactent la santé reproductive des femmes sous forme de risque de grossesse non désirée, d’infections sexuellement transmissibles et de complications liées à la procréation. 
Pour Deborah Madsen, il est certain que les femmes sont les premières à être touchées par le dérèglement climatique, que ce soit « du point de vue de la santé de tous les jours ou du point de vue du type de rôle que les femmes doivent occuper ». Par exemple, en Afrique subsaharienne ou en Asie, 80 pour cent de la production alimentaire repose sur un modèle familial en majorité mené par des femmes. Elles sont aussi principalement en charge du foyer et des tâches domestiques, ce qui inclut l’accès à l’eau ou à la nourriture.

Écoféminisme(s) 
Quelles sont, dès lors, les méthodes d’action de l’écoféminisme ? Ce mouvement protéiforme et non-structuré vise à apporter un angle constructif et créatif aux luttes à travers des actions collectives. Une pluralité des approches est d’ailleurs à noter, et la professeure Deborah Madsen souligne au demeurant que l’on parle plutôt d’écoféminismes. « Ce n’est pas un mouvement monolithique », précise-t-elle.
Pour La Bise, collectif écoféministe formé en 2018 par Myriam Roth, Sarah Gremaud et Mathilde Hofert, « chacun s’approprie le concept ». 
Mathilde Hofert explique qu’il s’agit de réfléchir aux liens entre l’exploitation des êtres humains et les animaux, ainsi que les discriminations de genre. 

« Il s’agit de questionner d’où viennent ces problèmes, de regarder au cœur du système capitaliste. Par exemple, il y a une hiérarchie entre les humains et les autres animaux, et du coup on exploite la terre et les animaux. Il y a une hiérarchie entre les hommes cis et les autres genres, et du coup, il y a des discriminations genrées. Être écoféministe, c’est faire ces liens et les critiquer. » 

Myriam Roth précise d’ailleurs qu’elles évitent en général de donner une définition de l’écoféminisme. « Chacun a sa vision des choses, sa manière de vivre, son écoféminisme sans qu’on donne une formule préconçue. Notre manière de voir les choses et de vivre notre engagement évolue aussi », explique-t-elle.
Le collectif, qui voit l’écoféminisme comme une « porte d’entrée » pour aborder les luttes sociétales, organise régulièrement des rencontres autour de thématiques qui lient écologie et féminisme, et a également créé une bibliothèque écoféministe située au Terrain Gurzelen à Bienne, où les bandes dessinées côtoient les essais politiques, ainsi que des romans, livres jeunesses et films. Sarah Gremaud affirme que c’est justement à travers des lectures qu’elles se sont déconstruites. « Ça nous tenait à cœur de créer cet espace, de faire vivre le lieu. »
Bibliothèque écoféministe du collectif La Bise au Terrain Gurzelen, Bienne
Selon Emilie Langlade, journaliste scientifique, présentatrice du programme de divulgation scientifique Xenius pour Arte et cofondatrice de la matrice écoféministe franco-allemande Positive Lab Berlin avec l’entrepreneure Axelle Vergès,
« il n’y a rien de mieux qu’un livre comme outil de transformation. Notre structure, c’est d’abord une initiative citoyenne. La première étape, c’est de diffuser autour de l’écoféminisme, de donner envie, de mobiliser et de montrer que l’on peut changer sa façon de voir le monde et les système en place. ».
Le Positive Lab propose précisément un cercle de lecture, l’Œcoféminothek, qui offre des ateliers créatifs et des échanges, telle que la conférence de 2021 sur la notion du care et l’écoféminisme avec Fatima Ouassak, politologue et autrice du livre La puissance des mère. La matrice a également mis en place un atelier d’écriture collaboratif où des scénaristes étaient invité·e·s à écrire un pitch de film ou de série sur un monde plus durable et désirable. « On adore mobiliser les imaginaires et les récits. Les histoires qu’on raconte ont un impact sur notre façon de voir le monde », explique Emilie Langlade.

Conférence “Rêver un autre monde où le Care, le soin, est au coeur de l’économie” du Positive Lab, à l’Institut Français de Berlin, le 3 juin 2021

Y a-t-il un risque d’essentialisme ? 
L’une des critiques à l’encontre de l’écoféminisme réside dans son approche parfois considérée comme trop spirituelle ou essentialiste. L’essentialisme est l’idée qu’il existerait une nature féminine par essence, un point de vue que Deborah Madsen questionne.

« Cette notion que les femmes ont une connection spirituelle profonde avec la terre est de mon point de vue problématique. »

Les fondatrices du collectif La Bise expliquent que leur approche est loin d’être essentialiste. Pour elles, l’écoféminisme est simplement une manière de lier des luttes, et cela inclut également l’anti-racisme et l’anti-capitalisme. « On a décidé que nos deux portes d’entrées sont l’écologie et le féminisme. Ce n’est pas pour exclure les autres luttes », précise Mathilde Hofert.
Emilie Langlade rejette également cette critique d’essentialisme :
« Aujourd’hui, on arrive très bien à articuler le fait que quand on parle de femmes, on parle d’un héritage, d’une structure sociale. Ce n’est pas nous, ‘femmes biologiques’ – c’est nous, ‘femmes issues d’une construction sociale’. C’est suffisamment ouvert et intersectionnel. C’est aussi un mouvement qui a intégré beaucoup de réflexions queer. Tout le monde peut-être écoféministe ».
Selon Deborah Madsen, la question des discours de genre est particulièrement pertinente quand on parle d’écoféminisme. Elle explique ce lien à la façon dont le langage est genré et en retour, la capacité qu’il a de construire la réalité du genre. 
« La manière dont le langage est utilisé crée le féminin et le masculin. Cette opposition binaire est construite, où le masculin est toujours privilégié sur le féminin. Le masculin est sujet pendant que le féminin est objet », postule-t-elle. 
Alors que le corps et la nature sont considérés comme féminins par exemple, l’esprit et la civilisation sont vus comme étant masculins. Elle ajoute que notre vision du monde est conditionnée par cette opposition binaire, mais précise que ces perceptions commencent à être affaiblies par l’incursion des théories queer et de l’activisme LGBTIQ+. « Mais le progrès est lent », déplore-t-elle.

Le futur de l’écoféminisme
En 1974, dans Le féminisme ou la mort, Françoise d’Eaubonne écrit que l’objectif des mouvements des femmes est « la disparition du salariat, des hiérarchies compétitives et de la famille », et cela commence par le renversement des systèmes productifs et reproductifs en place. Deborah Madsen fait écho à ce sentiment, et explique que l’écoféminisme est une forme d’activisme politique qui imagine un monde où il n’a plus besoin d’exister :
« L’écoféminisme conteste l’organisation actuelle du genre en relation avec l’environnement et les relations de pouvoir qui structurent notre existence dans le monde, dans le but de concevoir un futur où on coexiste avec un respect de l’environnement ».
Françoise d’Eaubonne à 68 ans, février 1988 © ayant droit Eaubonne 
Emilie Langlade souligne l’importance d’une approche constructive. « L’écoféminisme, c’est très souvent des expériences de terrain. Avec Positive Lab, on a envie d’inspirer pour après inciter à agir. » La matrice propose d’ailleurs d’accompagner les entreprises et de leur donner des pistes pour « passer du greenwashing au greenacting, et les inviter à devenir des activistes ».
Mathilde Hofert du collectif La Bise avertit cependant que « ça peut devenir de plus en plus compliqué de prendre des positionnements un peu plus radicaux, dont les positionnements écoféministes. Je pense qu’on est dans une grande phase de répression. » 
À l’heure où l’horloge de l’apocalypse (Doomsday Clock) indique 100 secondes avant minuit, l’urgence écologique est plus forte que jamais. Dans ce contexte-là, le mouvement écoféministe revient en force – notamment avec des figures de proue telle que l’essayiste et militante indienne Vandana Shiva ou encore la candidate Sandrine Rousseau qui impose l’écoféminisme au second tour de la primaire écologiste en France – et propose de construire de nouveaux modèles, dans la lignée de ce que Françoise d’Eaubonne proposait :

« Les valeurs du féminin, si longtemps bafouées, puisqu’attribuées au sexe inférieur, demeurent les dernières chances de survivance de l’homme lui-même. Mais il faudrait faire très vite ; encore plus que de révolution, nous avons besoin de mutation ».

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