Rejoindre la mèche
Lula-Président-Brésil-Déforestation-Amazone
Lula-Président-Brésil-Déforestation-Amazone

Il y a quelques années à l’occasion d’un projet collaboratif entre l’Université Central Saint Martins de Londres et la marque horlogère que nous venions de créer dans l’idée d’inspirer une vision plus durable et responsable de cette industrie, un étudiant m’avait littéralement scotchée en me postant une question très simple: « Mais si vous avez envie de préserver la planète pourquoi avoir créé une nouvelle marque qui utilise des ressources et pollue? » D’une logique implacable même si bien sûr on peut lui opposer le rôle de locomotive que peuvent jouer les marques pionnières dans la conduite du changement.

La simplicité de cette question suffit à mettre en lumière l’inconséquence des allégations de neutralité carbone que nous voyons fleurir depuis quelque temps dans la communication des marques et certaines de manquent pas de sel. Parmi elles on a particulièrement apprécié la neutralité carbone de la coupe du monde de football au Qatar ou encore les vols zéro émission de CO2 d’EasyJet d’ici 2050. Non la neutralité carbone ne peut pas exister à l’échelle d’une marque. Toute organisation qui essaiera de vous le faire croire se livre à un exercice de greenwashing et contribue à glisser sous le tapis les véritables enjeux.

Qu’entend-t-on par neutralité carbone?

Selon le rapport spécial du GIEC de 2018 «la neutralité carbone est atteinte lorsque les émissions anthropiques de CO2 sont équilibrées à l’échelle mondiale par les absorptions anthropiques de CO2 sur une période donnée». En réalité pour être plus précis c’est la neutralité en émissions de tous les gaz à effet de serre (GES) émis par l’activité humaine qu’il faut viser (CO2, méthane, protoxyde d’azote et d’autres encore).

Tout d’abord la neutralité carbone ne peut pas être envisagée à l’échelle d’une entreprise mais doit l’être au niveau global. Le CO2 est un GES à effet cumulatif, ses émissions d’aujourd’hui bouleverseront le climat de demain. On ne peut donc pas prétendre avoir atteint la neutralité carbone en plantant des arbres qui n’absorberont du CO2 que dans des dizaines d’années et ne le stockeront qu’à la condition que le projet soit viable (j’y reviendrai). D’autre part il faudrait que l’entreprise réussisse à prouver que ses émissions nettes de CO2 sont nulles depuis le début de son activité, ce qui est impossible. L’objectif est de s’efforcer à son échelle à contribuer à l’inversion d’une tendance mondiale. La neutralité carbone des entreprises ne pourra être atteinte que lorsqu’elle le sera au niveau mondial. Il faut bien entendu encourager l’action au niveau individuel et collectif, y compris à petite échelle, mais il faut d’urgence encourager les acteurs socio-économiques à changer de discours car communiquer sur sa contribution à un effort global de neutralité carbone est bien différent et n’a pas les mêmes conséquences que de prétendre avoir atteint la neutralité carbone.

Il y a quatre cas de figure qui peuvent expliquer « la neutralité carbone » d’une entreprise:

-Le premier c’est l’absence d’émissions de gaz à effet de serre, qu’elles soient directes (scope 1) ou indirectes (scopes 2 & 3).

Voici une excellente infographie réalisée par Carbo pour enfin comprendre de quoi on parle:



Ce cas de figure est une vue de l’esprit puisque pour générer du chiffre d’affaires une entreprise doit vendre des produits ou des services qui nécessitent l’utilisation de matériel, de composants, elle doit employer du personnel pour produire, délivrer des services, transporter, vendre, ces personnes doivent se déplacer et bien sûr l’activité nécessite une infrastructure, des outils de travail, de l’informatique etc. Autant d’activités qui émettent des gaz à effet de serre. Premier tour de passe passe utilisé par certaines entreprises, elles se concentrent exclusivement sur les 2 premiers scope, ce qui leur permet d’alléger considérablement leur bilan puisque le scope 3 représente plus de 80% des émissions pour une grande majorité des entreprises. On l’aura compris la seule façon de réduire ses émissions ou de ne rien émettre dans ce cas de figure est de moins ou ne rien produire du tout. On en revient à la question de mon étudiant.

-Dans le second cas de figure les produits et services proposés par l’entreprise permettent d’économiser autant voire plus de GES qu’elle n’en émet. On peut citer par exemple une entreprise du secteur de l’énergie qui installe des pompes à chaleur à la place de centrales à mazout. Cependant une grande majorité des entreprises ne sont pas concernées et pour celles qui le sont la presque totalité ne vendent pas exclusivement de telles solutions.

-Le troisième cas de figure concerne également une minorité d’entreprises et constitue des solutions chères et peu adaptées pour le moment. Il s’agit de disposer de ses propres puits de carbone naturels qui permettent de stocker le carbone qu’elles émettent: tourbières, forêts, océans.

-Enfin le dernier cas de figure est la compensation de ses émissions par le financement de projets de réduction d’autres émissions ou de séquestration de carbone. C’est la seconde botte secrète des entreprises qui se targuent d’avoir atteint ou de vouloir atteindre la neutralité carbone. Mais là encore l’arithmétique ne fonctionne pas puisque le potentiel de réduction des émissions par ce biais peut atteindre au mieux la moitié des 37 Giga tonnes d’émissions de GES annuelles générées par l’activité humaine. De plus le système de compensation pose un certain nombre de problèmes sur lesquels il est important de s’attarder.

« La nature ne fait pas de zéro »

On ne peut pas opposer un bilan comptable à la complexité de la nature et de ses écosystèmes. Dans la logique de ses défenseur·euse·s un plus vaut un moins, un arbre planté ici compense du CO2 émis là-bas. En réalité le carbone n’est pas absorbé au même rythme qu’il n’est émis et les dégâts provoqués par une action humaine ne sont jamais tout à fait compensés par une action positive. Comment compenser la destruction d’un écosystème, l’extinction d’une espèce vivante, la pollution et ses conséquences sur la santé ?

La célèbre économiste Kate Raworth exprime très bien le décalage de ce concept par rapport à la réalité de la nature:

« La nature ne fait pas de ‘zéro' »… « La nature est généreuse, elle séquestre le carbone, elle crée des cycles. L’idée de viser le ‘zéro’ ne nous relie pas à ces cycles vivants du monde. »

Kate Raworth a élaboré le modèle de l’économie du beignet qui repose sur le principe que toutes les économies doivent se situer entre un socle social (inspiré des Objectifs de développement durable de l’ONU – ODD) qui permet que personne dans le monde ne manque de l’essentiel et un plafond écologique qui permet d’assurer que l’humanité ne dépasse pas collectivement les limites planétaires (définies par Johan Rockström), qui protègent les systèmes vitaux de la Terre. Cet équilibre entre un espace écologiquement sûr et socialement juste constitue un espace dans lequel l’humanité peut prospérer. Il est peut-être utile de rappeler que sur les 9 limites planétaires définies, six déjà étaient dépassées à la fin de l’année dernière.



Le séquençage

La façon dont la compensation est envisagée par les entreprises en termes de séquençage et de priorité contribue à relativiser l’urgence d’agir sur notre empreinte à la source. Pourquoi s’attaquer à la réduction des émissions si on peut devenir « neutre en carbone » mettant la main à la poche et ainsi faire croire à ses client·e·s que le fait de consommer ses produits et services n’aggravera pas la crise climatique? La compensation doit revenir à sa juste place dans la séquence des actions à entreprendre pour contribuer à la transition écologique, c’est à dire à la dernière: 1.Eviter 2.Réduire 3.Compenser. La compensation doit rester le dernier recours pour les dommages que l’on ne peut pas éviter ou réduire.

Dommages collatéraux

La majorité des programmes de compensation sont basés sur la plantation d’arbres. Comme je l’ai déjà évoqué ces programmes de compensation ne montreront leurs effets que dans 10, 20, 30 ans ou plus alors que nous ne disposons pas de ce temps. Planter des arbres c’est très bien et il faut continuer à le faire, et surtout à bien le faire, mais cela ne doit pas être utilisé comme un vernis de responsabilité environnementale et justifier l’inaction comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui. D’autre part il y a un certain nombre de problématiques qui peuvent être engendrées par les programmes de conservation et de reforestation comme par exemple:

-Le déplacement des communautés indigènes ou la limitation des accès aux forêt.

-Selon l’ONU 45% des forêts plantées dans le monde sont composées d’une ou deux espèces d’arbres à des fins commerciales. L’absence de distinction entre les forêts indigènes et les plantations commerciales peut dissimuler le déclin des premières et la progression des secondes et donc constituer une menace pour la biodiversité. De plus les plantations à grande échelle peuvent perturber la fertilité des sols, assécher les rivières et les lacs en raison de la consommation d’eau.

Bien sûr les forêts ont une capacité de stockage de carbone mais il ne faut pas oublier qu’elles fournissent des services écosystémiques essentiels à toute vie sur terre: la régulation du cycle de l’eau, la formation des sols et la protection contre l’érosion, la purification de l’air, la régulation de la température, la pollinisation et la lutte contre les parasites et aussi la richesse culturelle des populations indigènes qu’elles abritent. La nature est un système totalement interconnecté et nous devons en tenir compte.

Inefficacité voire pire

Une enquête a été menée pendant neuf mois par le Guardian, l’hebdomadaire allemand Die Zeit et SourceMaterial, une organisation de journalisme d’investigation à but non lucratif à propos de Verra, la principale norme mondiale en matière de carbone pour le marché des compensations volontaires (utilisé par Disney, Shell, Gucci et d’autres grandes entreprises). Elle révèle que plus de 90 % de leurs crédits de compensation pour la forêt tropicale – parmi les plus couramment utilisés par les entreprises – sont susceptibles d’être des « crédits fantômes » et ne représentent pas de véritables réductions de carbone, voire même pourraient aggraver le réchauffement de la planète.

Le propos ici n’est pas de mettre aux oubliettes la compensation carbone mais de la remettre à sa juste place. Dans le dernier volet du 6ème rapport du GIEC sur l’atténuation du réchauffement climatique les experts précisent que pour éviter un emballement climatique, et face à des émissions qui n’ont pas baissé depuis des décennies, la compensation carbone (naturelle ou artificielle) devra certainement être massivement développée. Même si elle est imparfaite elle doit malgré tout faire partie intégrante de la transition écologique pour autant qu’elle soit efficace et n’ait pas de conséquences négatives par ailleurs.

Quand est-ce que cet écran de fumée qui consiste à penser que nous allons pouvoir continuer à vivre indéfiniment selon ce modèle linéaire et extractif se dissipera pour faire place à une économie « net-positive » comme l’appelle de ses voeux Kate Raworth, une économie restauratrice et régénératrice. Quand est-ce que nous arrêterons de nous raccrocher à tout prix au solutionnisme technologique en voulant créer un nuage de poussière lunaire en orbite terrestre pour atténuer le rayonnement solaire ou développer la géo-ingénierie solaire pour réfléchir le rayonnement solaire dans l’espace afin de limiter le réchauffement climatique* pour enfin mettre le génie humain et les moyens financiers au service d’une vraie transition viable et pérenne?

Le vrai défi aujourd’hui est avant tout de transformer radicalement nos modèles de production et nos organisations pour diminuer nos émissions à la source car à ce jour il n’y a pour ainsi dire aucune entreprise en mesure d’affirmer que ses émissions de CO2 baissent en valeur absolue. Les émissions devraient baisser de 5% par an pour les 30 prochaines années si on veut atteindre l’objectif de limiter le réchauffement climatique à +1,5 degrés par rapport à l’ère pré-industrielle, et pourtant elles continuent d’augmenter chaque année.

Entre fatalisme et solutionnisme il existe une troisième voie, pleine d’espoir, qui consiste à s’engager d’urgence dans une vraie transition car les solutions et les technologies pour une sobriété admissible et sans régression existent.

*Pour en savoir plus à propos de la géo-ingénierie solaire:

Article Reporterre

-Articles The Conversation 1 et 2

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *